Proudhon, propositions pour une nouvelle lecture (par Robert Damien)
Conférence du 20 mars 2010 par Robert Damien
Dans le dépôt de bilan actuel du socialisme, Proudhon (1809-1865) est le plus accablé. Il faut dire qu’il y a mis du sien. On comprend le discrédit d’une pensée touffue et dispersée, parfois pédantesque, souvent commandée par l’urgence dénonciatrice. On l’explique aisément tant cette œuvre disparate est parcourue de palinodies.
Retenons-en une seule, la plus provocatrice : dénonçant la propriété comme un vol, formule qui lui valut une postérité gravée dans le marbre, Proudhon se déclare pourtant antisocialiste au nom de la propriété même : »le socialisme n’est rien, n’a jamais rien été et ne sera jamais rien » car détruisant la propriété et la concurrence, il supprime « les vraies forces économiques, les principes immatériels de toute richesse (…) qui créent entre les hommes une solidarité qui n’a rien de personnel et les unissent par des liens plus forts que toutes les combinaisons sympathiques et tous les contrats. »
Il récuse certes, contre les libéraux, le caractère naturel du contrat comme forme juste de relation des individus libres. Il ne pose pas la sympathie spontanée comme un besoin premier de jouir de l’estime d’autrui. Mais sa critique du « système communiste, gouvernemental, dictatorial, autoritaire, doctrinaire » est sans nuance car son principe, destructeur de « l’aristocratie des capacités » est que « l’individualité est subordonnée à la collectivité ». D’où une dénonciation féroce de la » communauté » communiste: « une démocratie compacte, fondée en apparence sur la dictature des masses (…) indivision du pouvoir; centralisation absorbante; destruction systématique de toute pensée individuelle, corporative, locale réputée scissionnaire; police inquisitoriale; tyrannie anonyme; prépondérance des médiocres (…) »
Prémonition? On rappellera simplement la lettre à Marx du 17 Mai 1846: « Cherchons ensemble, si vous voulez, les lois de la société, le mode dont ces lois se réalisent, le progrès suivant lequel nous parvenons à les découvrir; mais pour Dieu! après avoir démoli tous les dogmatismes a priori, ne songeons point à notre tour à endoctriner le peuple (…) ne taillons pas au genre humain une nouvelle besogne par de nouveaux gâchis (…) ne nous faisons pas les chefs d’une nouvelle intolérance, ne nous posons pas en apôtres d’une nouvelle religion, cette religion fût-elle la religion de la logique, la religion de la raison ».
« Homme terreur » qui répugna physiquement à Tocqueville et à Hugo, lecteur approximatif de Kant, de Hegel et de Feuerbach, il fut néanmoins la grande référence philosophique et politique de son temps. Inclassable, est-il bon, est-il méchant ? Est-il libéral, est-il socialiste ? Est-il anarchiste ? Est-il utopiste ? Les ombres de sa statue utopiste, anarchiste, socialiste, paralysent tout réexamen de « l’enfant terrible » du socialisme comme le qualifiera Pierre Leroux, l’inventeur du mot.
A l’occasion du bicentenaire de sa naissance, une révision du procès s’impose. Pouvons nous en retenir quelques enseignements pour penser aujourd’hui l’ordre social et politique ?
Trois thèses philosophiques majeures nous semblent éclairer cette œuvre ambitieuse: le travail industriel est une métaphysique en action dont la sérialité syntaxique des gestes et des adresses génère positivement des rationalités plurielles et des identités multiples ; le sujet humain n’existe que relié à un groupe coopérateur, générateur d’obligations mutuelles et constitutif d’un » nous » acteur de ses destinées ; la liberté ne s’affirme que dans l’augmentation mutuelle des relations qui expriment une justice en acte.
Nous souhaitons réexaminer ces trois axes centraux pour mieux en dégager l’intérêt actuel. Peuvent-ils être des sources et des ressources pour une philosophie politique renouvelée ?
Robert Damien est professeur à l’université de Paris-Ouest Nanterre-La Défense.